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Quand le «nutritionnisme» engraisse le monde


Rien ne semble pouvoir arrêter la progression de l’épidémie d’obésité. On parle maintenant de pandémie mondiale, comme si l’obésité était transmissible de continent à continent, à l’instar d’un agent microbien non maîtrisable. Certes, cette appellation semble impropre, mais il y a bien des causes communes qui expliquent que près d’un tiers de l’humanité souffre de surcharge pondérale, dont plus de 600 millions de personnes en état d’obésité commune ou sévère. Cette maladie est le résultat d’un déséquilibre de long terme entre les apports et les dépenses énergétiques. Mais comment se fait-il que les humains arrivaient dans une très grande majorité à réguler leurs prises alimentaires, et que maintenant ils y parviennent si difficilement ? Bien sûr, le changement de mode vie, le manque d’exercice physique sont directement impliqués dans la prise de poids de nos contemporains, et il est probable que d’autres facteurs environnementaux mal élucidés puissent jouer un rôle favorisant. Cependant, il est indéniable que l’origine du problème provient du changement de mode alimentaire des populations exposées à une nouvelle nourriture industrielle.


L’ère des calories vides

Le développement de ce type de nourriture a été possible en pratiquant une sorte de «cracking» alimentaire pour disposer d’une très grande diversité d’ingrédients (sucres, matières grasses, dérivés du soja ou des produits laitiers, amidon) que l’on retrouve dans une multitude d’aliments. Les nutritionnistes se sont penchés sur les conséquences métaboliques de ces aliments transformés par l’industrie, sans dénoncer qu’il ne s’agissait plus de vrais aliments, mais seulement d’assemblages artificiels d’ingrédients énergétiques. La nourriture industrielle est devenue tellement omniprésente dans les supermarchés que certains en remplissent les chariots et en oublient des aliments plus conventionnels, avec souvent des répercussions négatives sur leur état corporel. Les tentatives de prévention des risques de surcharge pondérale ont surtout porté sur la réduction de la valeur énergétique des aliments par l’ajustement de leurs teneurs en glucides ou en matières grasses. On a vu ainsi, en particulier aux Etats-Unis, des campagnes de prévention basées sur le «fat free» ou le «sugar free», toutes aussi infructueuses puisqu’au final, c’était le même type de nourriture qui était proposé, avec seulement des proportions différentes de calories vides. Au sens strict, ce terme désigne des ingrédients énergétiques purifiés ajoutés aux aliments tels que des sucres, des matières grasses, de l’amidon. Cependant, on peut élargir ce concept à d’autres produits purifiés issus du fractionnement des aliments naturels (protéines végétales ou laitières, phospholipides, fibres alimentaires purifiées) dont l’industrie abuse pour fabriquer des pseudo-aliments. Ces sources de calories vides posent problème parce qu’elles ne sont pas accompagnées de minéraux, vitamines et autres micronutriments que l’on retrouve dans les aliments à l’état naturel et dont l’organisme a un besoin fondamental.

Donc voilà, lorsque les populations mangeaient des aliments naturels, crus, cuisinés ou ayant subi des transformations indispensables pour les rendre consommables, il n’existait presque pas de problème de surcharge pondérale. Maintenant, l’industrie s’est lancée dans une transformation effrénée et incontrôlée des aliments, avec des conséquences très graves pour une part toujours croissante de l’humanité. Comment a-t-on pu en arriver là ?

Lorsqu’elles se sont développées, au XXe siècle, les sciences de la nutrition ont d’abord décomposé les aliments en nutriments, minéraux et vitamines et ont négligé l’importance des autres constituants non énergétiques (fibres et micronutriments), dont le rôle s’est avéré essentiel pour la santé. Selon cette approche approximative, rien ne s’opposait à un vaste bricolage de fractionnement alimentaire et de réassemblage des divers ingrédients. Cette possibilité donna des ailes au secteur agroalimentaire, qui mit sur le marché un éventail anarchique de produits. Les pouvoirs publics ne fixèrent aucune contrainte à cette activité florissante et les plus nuls des aliments et des boissons purent être proposés à la consommation sans que les fabricants aient de justification à donner. Certes, de nombreux excès de cette «malbouffe» furent corrigés, dans les teneurs de sel, d’acides gras trans ou saturés, de sucres, mais le même mode de fonctionnement laxiste persiste dans l’élaboration d’une majorité d’aliments pourvu que leur sécurité sanitaire soit assurée. Les industriels ont toujours trouvé avantageux d’utiliser des ingrédients raffinés très appauvris en micronutriments (produits céréaliers, huiles, sucres, protéines) plutôt que des produits moins purifiés et plus complexes, de limiter au maximum l’utilisation des matières premières naturelles plus coûteuses, de maîtriser la couleur et le goût par le recours facile aux colorants et aux arômes. Seulement, ce n’est pas en rajoutant du sucre, des colorants et des arômes de fruits dans un biscuit ou du yaourt que l’on reproduit les vertus d’un fruit. On est ainsi entré dans l’ère du «nutritionnisme», d’un marketing entièrement basé sur des arguments réducteurs ciblés sur certains facteurs nutritionnels (oméga 3, pré et probiotiques, fibres, calcium, magnésium, etc.). Au final, cette approche récurrente du secteur agroalimentaire ne marche pas en termes de prévention de l’obésité et des autres maladies métaboliques ; il serait bien plus efficace de mieux vulgariser les caractéristiques des modes alimentaires protecteurs.


La nécessité d’un retour vers de vrais aliments

La nouvelle offre alimentaire en produits transformés de composition, assez artificielle mais facile d’utilisation, a nui à la consommation d’aliments de base tels que les fruits et les légumes, les légumes secs, divers féculents ou des produits céréaliers et animaux de qualité. Nous devons, maintenant, amorcer un grand retour vers ces aliments qui nous ont longtemps permis d’éviter cette épidémie d’obésité si préoccupante. Seulement, pour sortir de l’ère des produits industriels mal préparés, en finir avec la malbouffe et réhabiliter la consommation sous diverses formes d’aliments de base plus complexes ou de produits de bonne valeur nutritionnelle, cela nécessite de repenser entièrement le fonctionnement de la chaîne alimentaire, sachant que l’on ne pourra pas revenir à un passé révolu. C’est un vrai défi que la société doit relever, celui de mettre un frein aux approches industrielles dénaturantes et réductrices, tout en recherchant des solutions pour que nos contemporains puissent avoir accès à une nourriture plus sûre sur le plan nutritionnel et adaptée à leur mode de vie.


Christian RÉMÉSY Nutritionniste, directeur de recherches à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra).